Le sport dans tous ses Etats - Erythrée : lever les bras pour exister
Le 11 juillet 2015, Daniel Teklehaimanot brandit le drapeau de l'Erythrée sur le podium du Tour de France, à Mûr-de-Bretagne, et offre un cliché de légende aux photographes du monde entier qui s’empressent de dégainer. C’est inédit. Un coureur Noir africain, le premier de l’histoire à arpenter les routes du Tour, endosse la fameuse tunique blanche à pois rouge devant plusieurs millions de téléspectateurs. Le moment est historique. L’Afrique est en ébullition… ou du moins l’Erythrée.
Et oui, si l’image est saisissante, c’est aussi et surtout parce qu’elle met à l’honneur l’Erythrée, un petit pays d’Afrique de l’Est qui n’a pas souvent l’occasion de briller sur la scène internationale. Au contraire, l’Erythrée est plus célèbre pour la féroce dictature qui y règne et sa piètre position au classement mondial de la liberté de la presse, réalisé par Reporters Sans Frontières, qui la classe au 179ème et avant-dernier rang. Un classement dramatique qui lui vaut le surnom de « Corée du Nord africaine » et renforce sans cesse la méfiance à son égard. Pas étonnant, alors, que la seule prise du maillot à pois par Daniel Teklehaimanot sur le Tour de France 2015 suffit à embraser le pays. En ce fameux 11 juillet 2015, des scènes de liesses sont observées à peu près partout dans le pays et notamment dans la capitale Asmara, perchée à plus de 2300 mètres d’altitude.
En mars dernier, l’histoire se répète et le monde assiste à l’émergence d’un coureur hors norme : Biniam Girmay. En l’emportant sur Gand-Wevelgem, l’Erythréen de 21 ans devient le premier coureur africain à remporter une classique flandrienne et est instantanément érigé en héros national. Deux mois plus tard, l’Erythrée n’a d’yeux que pour lui, lorsqu’il prend le départ du Giro d’Italia, le Tour de France à l’Italienne. Quelle ne fut pas l’ambiance dans les rues d’Asmara le soir de sa victoire à Jesi lors de la 10ème étape au terme d’une bataille épique avec Matthieu van der Poel. Biniam Girmay entre dans la légende de son sport et poursuit l’héritage Teklehaimanot avec succès. Les analystes du monde entier ne tarissent pas d’éloges : celui qui fêtera son vingt-troisième anniversaire le 2 avril prochain a encore de beaux jours devant lui.
Pourtant, l’érection de Biniam Girmay en idole de la jeunesse érythréenne soulève de nombreuses interrogations. Difficile, en effet, de ne pas relever le contraste saisissant existant entre les aspirations de cette jeunesse qui se rêve en Biniam Girmay et la réalité du terrain. Confrontés à des perspectives économiques pour le moins pessimistes et un service national « à perpétuité », les Erythréens peinent à envisager un avenir reluisant dans leur pays, l’un des plus fermés au monde. Une seule solution semble s’offrir à ceux qui n’ont pas le talent de leurs idoles : l’exil. Depuis 1993 et l’indépendance, 20% de la population a quitté le pays et tenté sa chance ailleurs, trop souvent au péril de sa vie…
« La Corée du Nord africaine »
Dirigée d’une main de fer par le président Isaias Afwerki, au pouvoir depuis la déclaration d’indépendance, l’Erythrée est une dictature à parti unique où la liberté d’expression et de presse sont proscrites. A ce titre, le régime Afwerki est légitimement considéré comme un régime répressif et totalitaire et il sont peu nombreux à pouvoir se réjouir d’une telle situation, y compris au sein des hautes sphères du gouvernement. Mais, comme toujours, ce repli sur soi est le fruit d’une histoire riche et extrêmement complexe qu’il convient de retracer. Une constante, finalement, lorsque l’on touche de près ou de loin à l’histoire. Narada disait à ce sujet : « Il faut apprendre pour connaître, il faut connaître pour comprendre et il faut comprendre pour juger ». Revenons-en rapidement à l’Erythrée donc.
Situé dans la Corne de l’Afrique, le territoire érythréen s’est initialement développé au cœur du Royaume d’Aksoum, un siècle avant notre ère, avant de basculer sous l’autorité de l’empire Ethiopien. Ce sont les Italiens, ensuite, qui en ont pris le contrôle à la fin du XIXème siècle alors que l’Europe se lançait dans une politique de colonisation tous azimuts. Une prise de contrôle italienne qui constitue un tournant historique puisque c’est à cette période, véritablement, que l’identité érythréenne prend forme.
Séparés des Éthiopiens depuis lors, les Erythréens ne digèrent pas la décision de l’ONU qui, au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, choisit de fédérer l’Erythrée à l’Ethiopie. La tension monte et dix ans plus tard, en 1962, la guerre d’indépendance éclate après l’annexion du pays par l’empereur éthiopien Haïlé Sélassié Ier. La guerre dure 30 ans et consacre la victoire du Front populaire de libération de l’Erythrée (FPLE) d’Isaias Afwerki et l’indépendance au prix de 70 000 morts… Un bilan dramatique.
Depuis, le pays n’évolue plus. Il est figé « hors du temps », aux mains d’un FPLE marxiste et ressemble en tous points aux régimes cubain de Fidel Castro et nord-coréen de Kim Jong-un. Très pauvre, il contrôle une population marquée au fer rouge vivant très majoritairement dans la précarité et devant se battre pour survivre. Une population qui, par ailleurs, est soumise à un service militaire absolument interminable et contraignant. Celui-ci peut durer « plusieurs décennies » et témoigne du complexe obsidional qui gangrène les hautes sphères du gouvernement, marquées par plusieurs décennies de guerre et prêtes à tout pour avoir des hommes à disposition.
Ceci étant dit, on ne peut affirmer que rien n’a changé depuis 1993 puisqu’en 2018, sous l’impulsion du nouveau président éthiopien Abiy Ahmed, un accord de paix historique a été signé entre l’Erythrée et l’Ethiopie. Ce dernier a été vivement salué par la communauté internationale et a même valu à Abiy Ahmed l’obtention du prix Nobel de la paix l’année suivante. Il prévoyait, entre autres, la mise en place d’un projet de développement économique commun ainsi que la consolidation de la « sécurité et la stabilité de la région ».
Aujourd’hui, avec le recul nécessaire, les objectifs sous-jacents de ce dernier se dévoilent au grand jour. En effet, si l’accord n’a entraîné aucune modification sur le plan intérieur, les opérations conjointes des forces armées éthiopiennes et érythréennes actuellement à l’œuvre dans la région du Tigré, contre le Front de libération du peuple du Tigré, en disent long sur ses véritables intentions. A priori, l’accord avait moins pour but de restaurer la paix que de constituer une alliance militaire de circonstance contre les rebelles du Tigré. « Les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». On peut regretter qu’une telle assertion soit de nouveau utilisée au profit de la guerre.
Et le vélo dans tout ça ?
Hérité de la période coloniale italienne, le cyclisme est le sport national en Erythrée. A Asmara, tous les week-ends, les Erythréens se précipitent au bord des routes pour encourager leurs proches dans les courses locales. Le même phénomène se produit tous les jours, au mois de juillet, devant les postes de télévision. Les Erythréens s’y regroupent en masse pour regarder le Tour de France qui est diffusé en intégralité sur Eri-TV, la seule chaîne du pays. Mais la prééminence du cyclisme au sein de la société érythréenne est visible à bien d’autres égards. En 2010, pas moins de 500 000 vélos étaient recensés dans le pays. Un chiffre on ne peut plus éloquent dans une Erythrée peuplée de 5 millions d’habitants et au très faible PIB/habitants (643,8 dollars).
Dans ce contexte, les performances remarquées de Daniel Teklehaimanot ou Biniam Girmay sont autant d’opportunités pour Isaias Afwerki de s’afficher avec les idoles du peuple et de s’attirer la sympathie. Il n’est pas rare de le voir parader aux côtés de ses champions. Que ce soit Daniel Teklehaimanot, Merhawi Kudus, Biniam Girmay ou encore l’équipe espoir d’Erythrée, tous ont déjà vécu une parade présidentielle dans les rues d’Asmara sous les acclamations de la rue. Le cyclisme est devenu l’objet d’une propagande institutionnalisée. Les Britanniques s’étaient d’ailleurs étonnés de tout le zèle employé par l’ambassadeur érythréen pour placer ses ressortissants sur le parcours de l’épreuve de cyclisme sur route, à Londres, lors des Jeux Olympiques 2012. Ils ne pouvaient imaginer, le temps d’un jour, que le cyclisme deviendrait une affaire d’Etat pour le régime érythréen.
Mais qu’en pensent les cyclistes érythréens eux-mêmes ? Lever les bras sur le Giro d’Italia est-il un levier d’émancipation et de libération pour le peuple érythréen ?
Force est de constater que pour l’heure, le sujet n’est pas sur la table. Au contraire des nombreux sportifs cubains qui ont clamé haut et fort, ces dernières années, leur volonté de fuir le pays, les Daniel Teklehaimanot et autres champions érythréens restent très discrets sur le sujet. Ils gardent leurs opinions pour eux et s’efforcent un maximum de ne pas briser la glace, et ce, bien qu’ils soient régulièrement soumis aux décisions contraignantes de leur gouvernement. A titre d’exemple, Daniel Teklehaimanot s’est vu refuser à plusieurs reprises l’obtention de visas pour rejoindre son équipe à l'entraînement.
Ainsi, la situation des cyclistes en Erythrée pousse à la réflexion alors que le sport n’a cessé de s’étendre au politique ces dernières années. De la Coupe du monde au Qatar à l’expulsion de Novak Djokovic de l’Open d’Australie, en passant par la signature d’une tribune appelant à voter Emmanuel Macron au second tour des élections présidentielles par de nombreux sportifs français (Antoine Dupont, Jo-Wilfried Tsonga, Tony Parker, etc.), on l’a bien vu, l’année 2022 a consacré le statut du sportif en véritable relais d’opinion. A tort ou à raison ?
En tout cas, l’absence de prise de position des cyclistes érythréens est un autre révélateur du malaise régnant autour de la liberté d’expression en Erythrée. D’aucuns jugeront néanmoins que leur rôle est tout autre et qu’il faut absolument se prémunir de politiser le sport. En ce sens, Daniel Teklehaimanot et Biniam Girmay, par leurs seuls talents, sont déjà essentiels à leur pays. Au-delà de faire rêver leurs compatriotes, quand ils lèvent les bras sur le Giro d’Italia, c’est l’Erythrée tout entière qui brille. Ils représentent l’espoir. Ils sont l’espoir.
Bibliographie
Articles de presse
De la dictature à la Grande Boucle, le parcours de Daniel Teklehaimanot, premier Noir africain sur le Tour, Franceinfo, 2015, Pierre Godon
The Bycycle Horn of Africa: How cycling became a part of Eritrea’s national identity, The Globe and mail, 2019, Geoffrey York
Biniam Girmay, symbole d’un cyclisme africain en pleine ascension, France 24, 2022, Romain Houeix
Cyclisme : pour l’Erythréen Biniam Girmay, le destin est en marche, Le Point, 2022, Gautier Demouveaux
President Isais encourages National Cycling Team, Minister of information Eritrea, 2021
L’Erythrée, un pays “hors du temps » que les jeunes fuient en masse, Franceinfo, 2022, Michel Lachkar
Deux ans déjà ? La paix entre Erythrée et Ethiopie, SciencesPo – Centre de recherches internationales, 2020, Roland Marchal
Reportages vidéos / documentaires
Inédit ! Un visa pour l’Erythrée, l’un des pays les plus fermés du monde, France 24, 2016, Nicolas Germain, Roméo Langlois, Gilles Terrier, Antoine Sextier
Ethiopie : de la paix à la guerre – Leçon de géopolitique avec Noé Hochet-Bodin, Arte France, 2021, Emilie Aubry
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