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Léa Morel

Bruxelles et Ankara seront-elles un jour alliées ?



La Turquie n’est pas vraiment européenne, asiatique, ou moyen-orientale : en réalité, elle se situe au carrefour de trois continents. Ce pays ne cesse de se confronter aux défis liés à sa position géostratégique et à sa diversité culturelle. Son actualité semble donner raison à la devise nationale « Paix dans le pays, paix dans le monde » (« Yurtta sulh, cihanda sulh » en turc) ou plutôt, comme le suggèrent les événements récents, « Guerre dans le pays, guerre dans le monde ». En effet, entre le coup d’Etat avorté de juillet 2016, les relations conflictuelles avec les minorités kurdes et la Confrérie Gülen, les attentats revendiqués par l’Etat Islamique sur le territoire turc ou encore les mesures répressives entreprises par Recep Tayyip Erdoğan, le pays semble loin d’être en paix, bien qu’il ne soit pas en guerre à proprement parlé. C’est sans parler des relations conflictuelles dans laquelle la Turquie s’est immiscée malgré elle (en Syrie, son voisin du sud par exemple) ou des relations peu cordiales que la Turquie entretient avec ses voisins proches, notamment l'Union Européenne.

D'ailleurs, la question de l'intégration de la Turquie dans l’UE est une histoire de longue date. Alors que la Turquie semblait être le candidat idéal, force est de constater qu’aujourd’hui, Ankara préfère mener sa politique intérieure et extérieure comme bon lui semble, sans se préoccuper d’avantage des directives de Bruxelles. De fait, le rapport de force entre les deux puissances s’équilibre.

Un rapport de force qui tend à s’équilibrer

« Je t’aime, moi non plus ». C’est à peu près la relation que l’Union Européenne entretient avec la Turquie depuis 53 ans. Oui, cela fait bien 53 ans que la Turquie se porte officiellement candidate alors que 4% de son territoire est européen. Pour pouvoir un jour être membre, la Turquie doit remplir un certain nombre de critères économiques, politiques et éthiques connus sous le nom de critères de Copenhague. En théorie, la Turquie semble répondre à ces critères de par la philosophie politique que prône le Parti démocrate conservateur AKP, « Parti de la Justice et du Développement », à savoir laïcité et progrès. Bonne nouvelle jusque-là. En 1963, le protocole d’Ankara promettait alors à la Turquie son adhésion à l’UE selon certaines conditions démocratiques comme la stabilité des institutions politiques, un Etat de droit, le respect des minorités... C’est bien ce que promeut l’AKP. En théorie seulement.

Certaines avancées sont à souligner. La Commission Européenne a déclaré en 2008 que la Turquie avait une économie de marché viable pour rentrer dans le marché concurrentiel européen. A cette époque, l’UE était encore en position dominante et pouvait faire pression sur son homologue afin qu’il se plie à ses exigences. En pratique, le processus d’adhésion est retardé à cause des mesures répressives entreprises par le gouvernement turc. L’UE a en effet bloqué 8 chapitres des 35 requis pour son intégration quand la Turquie a refusé de respecter le protocole d’Ankara concernant la République chypriote, non reconnue comme un état légitime par le pays. Les répressions contre les minorités kurdes vivant en Turquie sont également vues d’un mauvais œil par les instances européennes.

Aujourd’hui, certains paramètres tels que la guerre en Syrie et la montée de l’Etat Islamique, changent la donne et tendent à rééquilibrer le rapport de force entre la Turquie et l’Union Européenne, à tel point qu’Erdoğan lui-même semble ralentir le processus d’intégration, voire s’en affranchir.


La Turquie : un cheval de Troie ou une aubaine pour l’UE ?

Cela pose la question de la légitimité de l’adhésion ou de la non-adhésion de la Turquie à l’UE. L’Union Européenne a-t-elle vraiment besoin de la Turquie et la Turquie de l’Union Européenne? Certains Européens voient la Turquie comme le cheval de Troie de l’islam. Bien que la Turquie soit un état laïc, sa population est à 95% musulmane. Cela signifie que l’islam deviendrait la troisième grande religion au sein de l’UE. Un argument qui coince pour la plupart des décideurs politiques européens, même si la Turquie est jugée trop européanisée au sein du monde musulman, entre consommation de raki, faible assiduité à la mosquée... De plus, la Turquie a un rôle politique majeur face aux pays de l’ex-URSS (Azerbaïdjan, Turkménistan, Ouzbékistan, Kazakhstan…). Majoritairement composés de turcophones, ils peuvent obtenir quasiment sur demande la nationalité turque et donc à terme le passe-droit européen si l’intégration avait lieu. La Turquie joue également un rôle de leader dans les organisations régionales telles que TÜRKSOY (Organisation Internationale pour la Culture turque), CERM (Coopération Economique Régionale de la mer Noire) et l’ECO (Organisation de la Coopération Economique). La Turquie est donc orientée culturellement, économiquement et historiquement vers l’Asie, les Républiques turco-musulmanes d’Asie Centrale et pour certains politiciens islamistes, ce serait le début de la reconquête musulmane.

Plus encore, le but de la création de l’UE était, en plus d’une union économique et politique, la formation d’un contre-pouvoir face à l’hégémonie américaine. Or, certains voient la Turquie comme le cheval de Troie de l’Oncle Sam pour ses prétendues relations privilégiées avec les Etats-Unis.

Quant à la Turquie, cette intégration signifierait pour elle la fin de la souveraineté nationale auxquels de nombreux Turcs sont très attachés. Cela signifierait entrer dans un marché très concurrentiel, ce qui pourrait se révéler un coup dur pour les entreprises et l’agriculture turques.

De nombreux arguments positifs sont à souligner tout de même. La Turquie est un pays à l’agriculture riche, qui fait également office de transit énergétique face à l’embargo russe. L’Union européenne a tout intérêt à garder des relations cordiales avec elle puisqu’elle est un importateur majeur des produits européens, importations facilitées par l’Union douanière passée en 1990, réduisant les droits de douanes à 0%. La croissance économique du pays avoisine les 3% malgré la crise politique que le pays a subi. L’armée de la Turquie au sein de l’OTAN a prouvé son efficacité et sa coopération à de multiples reprises. Sur le plan militaire, la Turquie appartient à l’OTAN et c’est argument majeur à retenir face aux conflits actuels. L’OTAN avait pour but de constituer un bouclier défensif face à l’avancée de l’URSS lors de la guerre froide. Aujourd’hui, il s’agit de plusieurs armées européennes, américaines et moyen-orientales qui collaborent pour pacifier les zones de conflits.

A l’inverse, la Turquie peut-elle se passer de l’UE ? De nombreux capitaux rentrent pour financer son développement par la construction d’aéroports, de centrales nucléaires, de lignes TGV… En situation de trouble politique, les investisseurs étrangers perdent confiance et restent au point mort. L’armée est également favorable à l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne en vue de préserver la laïcité du pays selon les souhaits de Mustapha Kémal Atatürk, voyant dans l’islam le déclin de la Turquie. Enfin, l’entrée de la Turquie dans l’UE permettrait l’accès au grand marché économique, aux subventions européennes et à la libre circulation des personnes, procurant ainsi un afflux massif de main d’œuvre.


Le chantage politique actuel ralentit l’adhésion

L’accord sur l’immigration passé le 18 mars 2016 entre la Turquie et l’Union Européenne était vital pour les deux puissances. Après des négociations où l’UE avait peu de marge de manœuvre, la Turquie s’en sort plutôt gagnante. En effet, cette dernière s’engage à filtrer 72 000 migrants en échange de 6 milliards d’euros pour l’aider à gérer le flux de réfugiés, et d’un régime de visa spécifique qui permet à un Turc de voyager en Europe sans avoir à renouveler son visa, ce qui étend la libre circulation des personnes à la Turquie. Ainsi, M. Erdoğan a su profiter de la crise en Syrie pour obtenir une avancée dans son intégration et obtenir une aide financière non négligeable.

Cependant, la Turquie a vécu une crise politique sans précédent suite au coup d’état avorté du 15 juillet 2016 où certains soldats de l’armée turque et les putschistes de la Confrérie Gülen se sont attaqués au Parlement, au Palais présidentiel et ont tenté d’abattre l’avion dans lequel se trouvait Erdoğan. La remise à l’ordre du régime ne s’est pas faite sans répression. Le président turc déclarera alors que la Turquie « dérogera temporairement » à la Convention Européenne des Droits de l’Homme pendant la durée de l’état d’urgence. Erdoğan utilise alors le prétexte du coup d’Etat pour faire une purge au sein des forces vives de la société turque et élimine ses opposants politiques. 170 organes de presse sont fermés, 210 000 fonctionnaires sont limogés, des députés sont arrêtés, tandis que la peine de mort est rétablie et que le viol est légalisé lorsque le violeur épouse sa victime. On peut voir dans toutes ces mesures un recul démocratique, voire une montée autoritaire qui témoigne d’un retour bien rapide sur les promesses faites plus tôt à l’Union Européenne. Cette dernière en profite pour retarder la libéralisation des visas aux citoyens turcs. Les conséquences en sont lourdes : Erdoğan répond que la gestion des migrants sera moins efficace et que les critères de l’Union Européenne ne rentrent plus dans ses priorités. Nous sommes finalement témoins d’une escalade diplomatique entre Bruxelles et Ankara qui débouche sur une impasse.


Une impasse politique

Il y a donc une relation d’interdépendance évidente entre la Turquie et l’Union Européenne. Mais l’intégration de la Turquie n’est pas nécessaire pour que cette relation perdure. De manière générale, il y a un non-dit entre les deux entités qui bloque de réelles avancées dans les négociations. Il semble clair que l’Union Européenne ne préfèrerait pas avoir la Turquie en son sein mais elle ne l’a jamais dit ouvertement. L’histoire montre également que la Turquie a voulu intégrer l’Union Européenne, mais désire-t-elle réellement l’intégrer aujourd’hui au vu de la politique intérieure du président turc ces six derniers mois ? Intégrer l’UE signifie se plier à des règles auxquelles il ne voudrait jamais se plier, mais il ne veut pas non plus y renoncer totalement car être candidat à l’intégration de l’Union Européenne permet de recevoir chaque année des subventions de préadhésion et d’avoir une influence sur l’institution, comme le prouve le chantage politique effectué avec les réfugiés syriens.

L’intégration semble compromise : un refus définitif risque de briser toute relation mais l’impasse politique actuelle dure aussi depuis trop longtemps. Que faire ?

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Sources

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